Lors d’un récent séminaire à l’École supérieure d’art de Quimper, Karine Lebrun, enseignante dans cette école, nous a fait découvrir les épiphytes ; ce sont des plantes qui se fixent sur d’autres végétaux mais sans prélever leur nourriture sur leur hôte. Elles n’agissent donc pas en parasite. Dans ma relation cette semaine avec Nicolas, je me comporte comme un authentique épiphyte. Son activité me sert de « centre de perspective » à partir duquel j’accède aux différentes facettes du projet. La lecture de Deleuze / Guattari m’a familiarisé avec l’idée que nous pouvions développer un devenir-animal ou un devenir-végétal mais, même après une longue virée dans les bars à tapas, je n’aurais jamais pensé projeter une telle image de moi-même.
Cette relation de travail interroge ce que Didier Fassin et Alban Bensa nomme une « politique de l’enquête » (dans l’ouvrage qu’ils ont coordonné en 2008 aux éditions La Découverte). Avec les artistes en résidence, nous partageons une même préoccupation : prendre contact avec une réalité de vie et d’activité qui nous est étrangère. En m’entretenant avec eux, j’essaie de découvrir la « politique de l’enquête » qu’ils ont mise en œuvre, et qui n’est rien d’autre qu’un souhait ou une volonté de rencontre. Mais la question politique est sensible. Hier Paloma me rappelait que nous demandions beaucoup aux migrants avec qui chacun échange pour concevoir ses Correspondances ; mais, en retour, que leur apporte le projet ? La question se pose à une échelle d’ensemble ; elle interpelle inévitablement les amis de la Fundació Casal l’Amic. Comment le projet Correspondances citoyennes en Europe se raccorde à leur activité plus directement sociale (travail éducatif de rue) ? La question se pose aussi, sur un mode singulier, à l’occasion de chaque rencontre. Les personnes accordent du temps ; elles s’attachent à comprendre l’intention de l’artiste et tentent d’élaborer quelque chose avec lui. Romain également soulevait cette interrogation. Qu’est-ce qui justifie notre démarche auprès d’eux ?
Je porte une grande attention à ce moment spécifique que représente une rencontre car, sur ce plan-là, une réciprocité s’établit, indépendamment des positions et des statuts : un intérêt à l’autre, une curiosité, une attention et une reconnaissance, de l’inattendu et de l’inhabituel dans un quotidien de vie, voire le plaisir d’une discussion et, reconnaissons-le, « la distraction qu’apporte un étranger plus ou moins empoté » ainsi que l’écrit Benda à propos de l’ethnologue – une remarque qui s’adapte parfaitement à un artiste en résidence dans un pays dont il ne maîtrise pas la langue. L’artiste comme le sociologue doit rester attentif à ce que ce lien ne laisse pas espérer un « après » qui n’arrivera pas. Les Correspondances ne changeront pas les conditions d’existence concrètes, immédiates, de ces différentes personnes. Ensuite, il en va, comme souvent, d’un équilibre de ton et d’attitude. À Rennes, Andrei s’est rendu compte que la communauté tchétchène avec laquelle il échangeait manquait d’un ordinateur. Avec l’aide du réseau de L’Âge de la tortue, il a réussi à leur en procurer un d’occasion. Il a pu ainsi manifester sa reconnaissance par cette marque d’attention, sur un mode tout à fait habituel, celui adopté par chacun dans ses relations avec des personnes devenues proches sans pour autant être intimes.
Romain soulignait aussi que des personnes pouvaient marquer leur intérêt pour une démarche qui donne à voir et à penser en termes différents leur condition de migrant. Pourvoir discuter avec un inconnu qui s’adresse à vous en tant que personne, sans suspicion ni crainte, marque une différence qui fait effectivement sens en regard des nombreuses fois où la personne migrante est confrontée à la banalité des discriminations. C’est une dimension « sensible » et politique que je ne sous-estime pas.
Hier, avec Paloma, nous avons repris le fil du travail en commun que nous avons amorcé à Rennes : la conception d’un « passeport » qui inclura les trajectoires de migrants rencontrés dans les trois villes. Paloma fait le point sur les différentes personnes qu’elle a déjà croisées et que nous pourrions rencontrer ensemble. Je lui fais remarquer que si ma présence risque de déranger une personne, Paloma peut envisager de s’entretenir avec elle seule à seule. Paloma a adopté une position honnête et claire. Ma participation en tant que sociologue peut intimider, voire rebuter, mais elle pense que nous devons aller au bout de notre démarche. Effectivement, c’est respecter les personnes que de se présenter à elles tels que nous sommes, une artiste femme et un sociologue homme… et je pourrais épiloguer sociologiquement plus longuement sur les caractéristiques du « duo » que nous formons.
Enquête est un terme qui est employé classiquement en sciences sociales ; il est désagréablement connoté et certainement inapproprié pour désigner la démarche d’un artiste qui découvre un territoire et va à la rencontre de ses habitants. Néanmoins, indépendamment de cette maladresse terminologique, en ce domaine nous sommes confrontés, artistes et sociologues, au même enjeu. Le travail d’enquête – l’exploration, la dérive, l’observation flottante, l’entretien – incorpore un authentique enjeu politique : qui a légitimité pour voir et dire, pour accéder à l’existence d’autrui et prendre la parole à ce propos ? Andrei, lors de notre entretien, rappelait que lors de sa résidence à Rennes il a tenté à de nombreuses reprises d’amorcer un travail avec des personnes de la « communauté maghrébine » (je formule au plus vite, en ayant conscience du caractère hasardeux de ce type de catégorisation) et qu’il n’y ait pas parvenu bien qu’il ait été accompagné par Andreea qui connaissait ces personnes. Par contre, il a été surpris de la facilité avec laquelle il a pu engager son travail de photographe avec des membres de la « communauté tchétchène » (même remarque sur la catégorisation). Indépendamment des habitus de telle ou telle communauté, il faut avant tout souligner que les enjeux « politiques » de l’enquête sont posés par les personnes directement concernées, par ceux et celles qui sont sollicitées par le chercheur ou l’artiste. Pourquoi certains habitants vont marquer une réelle défiance, pourquoi d’autres, au contraire, souhaiteront partager leur expérience ?
Ce qu’évoque Andrei, Paloma ou Romain fait écho à l’évolution actuelle de la recherche ethnologique ou anthropologique. Pendant longtemps, l’ethnologue s’est autorisé de sa « légitimité » scientifique pour s’inviter là où il le décidait sans se soucier de l’envie ou non des personnes de l’accueillir dans leur village ou dans leur communauté. Ce déni de l’autre (la non prise en compte de ses attentes, la non reconnaissance de son libre choix) est d’autant plus déconcertant lorsqu’il se produit à l’occasion d’une démarche qui se tourne vers l’autre et s’adresse à lui pour mieux le connaître (une recherche). L’ouvrage de Fassin et de Benda prouve qu’une nouvelle génération de chercheurs, jeunes ou plus âgés, entend procéder différemment et admet le caractère « politique » de l’enquête. Une recherche en sciences sociales est inévitablement perturbatrice, comme l’est le travail de l’artiste dans le cadre des Correspondances citoyennes en Europe ; pour autant, il n’est pas inéluctable qu’elle devienne intrusive.
Serais-je le seul épiphyte dans cette histoire ? En cheminant avec Andrei ou Romain dans le quartier du Ponent (en pratique ou en pensée), je constate que l’un et l’autre dispose de précieux points d’ancrage, le Honduras bar pour Andrei, un « locuturio » pour Romain (je ne trouve pas le mot équivalent en français. Un indice pour résoudre l’énigme : on s’y rend pour téléphoner !). Ces lieux sont des repères et des jalons ; les employés qui y travaillent sont des personnes-relais et des intercesseurs. Indépendamment de la place qu’ils occupent dans la démarche de création de l’artiste, ils contribuent aussi à l’inscrire dans une quotidienneté. Il est important de savoir qu’il existe des endroits où l’on peut se rendre sans nécessairement le faire pour un motif particulier, où l’on sera accueilli et où l’on pourra échanger sur tout et sur rien. Effectivement, ce type d’interactions forme la trame d’une quotidienneté. Même pour un temps court de trois semaines, il n’est pas possible de rester « hors sol » ; chacun réinvente bien vite une quotidienneté de vie. Lorsque Romain se rend le matin dans le magasin d’alimentation à proximité de « notre » immeuble, il n’a plus besoin de commander, le propriétaire lui sert immédiatement une baguette. Romain me parlait de ses nombreux déboires langagiers avec cet épicier lorsqu’il tente de lui parler de la pluie et du beau temps.
En arrière-plan d’une « politique de l’enquête », se pose une question assez décisive : comment être présent dans un quartier ? Comment procéder pour rencontrer le quartier et, par conséquent, rencontrer certains de ses habitants ? Romain a envisagé plusieurs stratégies avant de retenir l’idée d’une « revue » qu’il dépose dans un maximum de lieux. En livrant sa « revue », il prend contact, explicite sa démarche (le mot expliciter est ambitieux lorsqu’on ne parle pas la langue!) et recueille ainsi de la matière pour publier un nouveau numéro. Les numéros de la « revue » sont en ligne, ici même, sur le blog des Correspondances. Hier, j’ai accompagné Maria dans sa « maraude » (elle travaille comme éducatrice de rue). Lorsque Maria s’est rendue au « Centre civic » pour saluer le personnel, les numéros de la « revue » étaient bien en vue sur le comptoir d’accueil et il suffisait d’être présenté comme un ami de Romain pour être accueilli à bras ouverts.
La question « comment rencontrer des migrants ?» nous informe, dès le moment où elle est posée, sur les conditions d’existence de ces personnes. Ont-elles investi certains lieux publics ? Se font-elles plutôt discrètes ? Vivent-elles dans une inquiétude permanente comme les vendeurs de copies pirates de DVD avec qui Paloma a échangé ? Ont-elles envie de faire connaître leur histoire, l’histoire de leur communauté ou de leur pays ? Rencontrer une personne est une question qui se pose de manière très pratique. Une rencontre s’effectue nécessairement dans un temps et dans un espace spécifiques. En quel lieu et à quelle heure ? Autour de quelle activité ? Andrei a retenu un très beau motif : il s’est intéressé à des migrants qui tiennent des bars à tapas « traditionnels ». Il disposait ainsi d’un lieu, d’un temps et d’une intrigue (ce décalage entre la trajectoire et l’activité) et cette « unité » (unité de lieu et de temps comme on le dit habituellement pour le théâtre) lui a permis de développer son travail photographique. Il est 9h13 et j’ai une nuit de retard dans la mise en ligne de ce billet.