J’ai redécouvert à Cluj l’ambiance enfumée des cafés ; je la redécouvre plutôt avec plaisir alors que je n’ai jamais personnellement fumé. Cette odeur est inséparable de mes souvenirs de fac. J’avais oublié à quel point elle imprègne les vêtements. Nous n’y faisions pas attention. Je ne sais pas si les étudiants et les enseignants fument dans les salles de cours. J’en doute. Je conserve le souvenir de l’incroyable densité nicotinique de l’air dans les amphis et je revois plusieurs de nos enseignants nous faire cours la cigarette à la main, pendant qu’autour de moi un grand nombre d’étudiants fume, avec une mention particulière pour Stavros et sa pipe.
Ensablé. Mon dispositif de recherche s’est ensablé à Cluj. L’image est paradoxale dans cet environnement enneigé. Mon travail de recherche montait en puissance et, puis, assez brusquement, s’est mis à patiner. Je ne trouve pas de meilleure figuration que celle d’un véhicule dont les roues continuent à tourner sans rien accrocher. Si je poursuis dans cette ligne métaphorique, je dirais que je n’ai pas connu de panne d’écriture mais plutôt une difficulté à l’amorcer sur quelque chose. L’incident s’est produit mardi soir dans la foulée d’une réunion avec nos interlocuteurs roumains. J’ai tenté mercredi de relancer ma recherche mais sans grand résultat.
Un atelier de réparation sociologique. Dans le cadre de notre séminaire montpelliérain “Usage et écologie des savoirs”, nous inaugurons, à mon initiative, mercredi de la semaine prochaine, un atelier de réparation sociologique. La coïncidence est séduisante. Je reproduis le message que j’ai adressé à mes ami-e-s participant au séminaire : « Mercredi 2 février, nous nous retrouvons pour l’atelier “Réparation sociologique (ou anthropologique, ou…)”. Je conserve pour l’instant ce clin d’œil et, ensuite, nous trouverons l’intitulé approprié. Je souhaite que nous puissions partager des temps de travail plus spécifiquement consacrés à des notions, concepts ou cadres théoriques avec lesquels nous travaillons bien qu’ils puissent nous sembler parfois usés par un usage trop fréquent, voire en panne sèche. Chacun peut venir avec son concept. Puisque nous nous préoccuperons de son usage, autant que ce concept soit saisi en situation, à partir d’un moment spécifique de recherche ou de réflexion ». L’expérience de Cluj m’apporte la matière de mon propos introductif. Je n’aurai pas réussi à opérer de nouveaux réglages pour relancer réellement mon activité. Mon “concept” de Carnet de résidence a été perturbé par sa migration sociologique à Cluj. J’ai fait, depuis le début de mon implication dans les Correspondances citoyennes en Europe, le pari d’un travail intensif. Cette approche conceptuelle et méthodologique s’est avérée pertinente à Rennes et Tarragona, plus ambivalente à Cluj-Napoca. Mon ensablage à mi-résidence ne me fait pas oublier combien le début de mon travail sociologique à Cluj a été fructueux. Cette logique de recherche très en prise, fortement contextualisée, suppose qu’elle soit alimentée de façon soutenue. À un moment, je ne suis plus parvenu à “nourrir la bête”. J’ai alors connu l’envers du décor de mon propre dispositif de recherche. Ce qui a pu en faire l’intérêt a joué en sa défaveur car, dans des délais aussi étroits, à savoir deux jours (mercredi et jeudi), je n’ai pas pu reconsidérer mes protocoles de travail.
Sans prise. Au début de ce Carnet de résidence à Cluj, j’évoquais le fonctionnement par “prises” de rendez-vous adopté par les artistes. En l’absence d’assise territoriale ou partenariale, ils ont conçu leur résidence sous la forme d’un maillage de rendez-vous et de contacts avec des personnes-ressources. Comme souvent, l’objet de la recherche est venu télescoper le dispositif de la recherche. Pour ma part, j’ai maintenu la conception de mon travail dans la perspective expérimentée à Rennes et Tarrogona, à savoir deux résidences qui, malgré des différences significatives, partageaient un ancrage territorial et partenarial fort. Ma sociologie a profité de cette disponibilité des lieux, des partenaires et des institutions. Comme j’ai pu l’écrire, je n’avais qu’à me baisser pour prendre, pour attraper des observations. Dans ce deuxième temps de résidence à Cluj, mon dispositif de recherche est devenu étranger à la situation, complètement décalé. J’ai réengagé une démarche de recherche sur un terrain trop différent des précédents pour qu’elle reste efficiente. Elle s’est ensablée. Il aurait fallu que je construise moi aussi le maillage de mon travail, faute de pouvoir disposer d’un terrain partenarial ou territorial existant. La situation m’a échappé au sens propre du terme. Je comptais sur quelque chose que je n’ai pas trouvé. Il aurait été certainement préférable que je rentre dans une logique d’entretiens. Est-ce que je pouvais renverser ma dynamique de travail dans un temps aussi court ? Je ne sais pas. Il est clair ici qu’il m’a désespérément manqué un outil de travail : la maîtrise de l’anglais ou la présence d’un traducteur familiarisé avec ma sociologie. Au milieu de cette résidence, ma recherche a tourné à vide au sens propre du terme. Là où j’attendais mon terrain, je ne le trouvais pas… puisqu’il n’existait pas. Nicolas, suite à une discussion avec Istvan, me confirmera que sur la question sociale des migrations, les collectivités publiques roumaines engagent peu de financement et que l’action sociale en ce domaine est faiblement développée. Une autre explication, tout aussi importante, est à prendre en compte. Je n’ai pas trouvé “mon” terrain car les Correspondances n’ont pas été conçues ici, à Cluj, dans une perspective partenariale et collaborative entre “institutions” (j’emploie ce terme dans un sens générique et neutre ; il peut s’agir d’associations, de collectifs, de fondations...). Qu’est-ce que ce constat nous dit des habitudes de travail et d’organisation au sein de la société civile roumaine ? Je ne dispose pas d’éléments pour me prononcer. À Tarragona et Rennes, les institutions partenaires étaient effectivement parties prenantes ; elles contribuaient à construire la résidence et les Correspondances… et, conséquemment, à donner forme et contenu à mon terrain de recherche. À Cluj, nos institutions partenaires ne sont pas présentes en tant que telles (pas de lieu où se rendre, pas d’actions auxquelles s’associer…), elles le sont à travers l’implication de certaines personnes, et une implication de qualité. Il n’y a pas de jugement de valeur, de ma part, dans la caractérisation de cette différence. Je situe à mardi soir mon ensablage quand j’étais présent, pour une réunion, à la Fabrica de pensule, une ancienne fabrique investie par des collectifs d’artistes et des acteurs culturels. Les artistes en résidence, comme Nicolas et moi, découvrions ce lieu, alors qu’un de nos partenaires y occupe des locaux. Quand je pense qu‘en tant que sociologue je suis associé à ce type d’expérience depuis des années… (j’ai besoin de me renarcissiser !). Là je disposais d’un ancrage et je pense que je n’y serais pas allé pour mouliner du sable. Mais quel sens aurait eu ma présence en ce lieu dès lors que les Correspondances citoyennes n’y sont pas impliquées ?
Ma “migration” sociologique. Comme toute migration, elle m’aura réservé des surprises. Paloma m’interpelle à ce propos dans un message qu’elle m’a adressé hier en cours d’après-midi : « Comment vas-tu? Je viens de lire ton dernier numéro du journal “sans date”. Excellent !! J’adore le fait d’avoir rompu cette continuité la dernière semaine. Je trouve ça tout à fait dans la continuité de cette aventure. Toujours la surprise dans ce projet. Laissons-nous surprendre !! Laissons la place privilégiée à l’inattendu !! On a tellement de choses à apprendre de nous-même… des autres… ». Ce message me fait particulièrement plaisir. Le projet des Correspondances citoyennes en Europe est confronté aux multiples trajets de “migrations“ qui le traversent et le construisent, celles des personnes que nous rencontrons mais aussi les nôtres. Ces migrations sont géographiques, mais tout autant langagières, conceptuelles ou imaginaires. Mes conceptions de la politique publique, du partenariat et des maillages institutionnels, fortement influencées par le modèle très inclusif de l’État français, sont profondément réinterrogées à l’occasion de leur transplantation en terre plus lointaine, à l’occasion de ma migration sociologique à Cluj. Je tente une hypothèse. L’histoire politique de la Roumanie rend la société civile certainement très circonspecte face aux tentatives d’institutionnalisation. Elle privilégie des modes plus souples et informels d’organisation, sous la forme d’interrelations et de coopération entre personnes. C’est la raison pour laquelle nos interlocuteurs hésitent peut-être à s’inscrire dans des fonctionnements qui leur paraissent trop normalisés. Ils échappent ; ils s’échappent. Le sous-titre de notre projet (Les migrations au cœur de la construction européenne) caractérise parfaitement ce que nous vivons, artistes, chercheurs et coordonnateurs, à l’intérieur de notre propre projet. En ce sens, notre projet apporte lui aussi sa pierre à la construction européenne car ses acteurs ont appris à réfléchir, créer et agir avec les diverses “migrations” dont ils font l’expérience.
Ensablé mais pas embourbé (se renarcissiser, et de deux). Hier matin, j’ai eu besoin d’envoyer quelques bons coups de pied rageurs à mon dispositif de recherche, autrement dit à moi-même. J’ai arpenté Cluj pendant 2h30. En début d’après-midi, j’ai eu un long échange avec Nicolas. Sa lecture des Carnets est fine et constructive, comme toujours amicale. À propos du projet, à l’issue de trois résidences, nous partageons le même sentiment (cf. mon carnet 4 daté du mardi 25 janvier). Nicolas le formule en ces termes : les résidents sont devenus « plus créatifs au bout d’un moment pour dépasser les contraintes (absence de territoire spécifique et de repères institutionnels). Chacun a développé une capacité à s’adapter, à rebondir, à contourner. Les résidents se tournent beaucoup moins vers moi qu’au début. Au lieu de se demander s’ils peuvent agir comme ceci ou comme cela, ils font, ils osent, ils testent, ils inventent. Pourquoi ? Ils ont l’outil bien en main ; ils ont acquis une dextérité par l’expérience, sans doute aussi par le partage de cette expérience (qui conforte / confirme des impressions, met au jour les doutes, qui permet d’avancer avec plus de sérénité) ». Nicolas me sollicite à propos de ma décision d’interrompre le rythme journalier de ce Carnet de résidence. Il ne la remet nullement en cause. Il s’interroge par contre sur les motivations que j’avance. J’ai écrit que j’avais largement exploré les potentialités de ce Carnet de résidence et qu’il était préférable de l’interrompre avant qu’il ne s’épuise ou ne tourne à vide. En m’exprimant ainsi, je faisais payer à cet outil ce dont il n’est pas responsable, à savoir le flottement de mon travail de recherche. Je réglais mes comptes sur l’outil, comme on le fait fréquemment sur le messager qui apporte la mauvaise nouvelle. Nicolas me rappelle que dans la démarche d’expérimentation, que nous avons choisie au départ, au moment où l’on fait le constat que l’on a bien exploré les potentialités d’un dispositif, de nouvelles perspectives apparaissent ou s’affirment. « On teste, on va au bout, on ouvre de nouvelles pistes, on s’y engage une nouvelle fois ». L’auteur de Expérimentations politiques est renvoyé à ses chères études (cette moquerie est de mon fait, non de Nicolas).
Nous partirons ensuite rencontrer le directeur du Centre culturel français ; la rencontre sera pour moi tout à fait instructive. Nous poursuivrons avec une réunion de travail avec Remus où nous essaierons de poser quelques jalons entre pratiques artistiques et pratiques de recherche. En cours de soirée, Nicolas me demandera discrètement, avec ce que j’ai perçu comme une légère hésitation, si j’envisage d’écrire un dernier carnet de résidence, ici, à Cluj…