Carnet de résidence 3 : dimanche 10 octobre 2010

Suite à la publication du premier feuillet de ce Carnet de résidence, je reçois plusieurs marques d’intérêt en langage facebookien sur ma page de ce réseau social. Je réceptionne aussi quelques messages, de la part de Pierre-Alain qui m’écrit : « Te voir partir avec tant d’enthousiasme – oserais-je le juvénile (le mot me vient de ta lecture) – est très sincèrement émouvant et fort plaisant » (pourquoi Pierre-Alain, d’habitude j’ai une allure de vieil universitaire fatigué ?) ; de la part de Jean-Paul Thibeau qui s’exclame : « Belle patience » (je traduis par belle disponibilité et je suis un sociologue heureux). Enfin, une ancienne étudiante qui poursuit ses études au Québec a pris le temps de lire quelques passages de ce Carnet alors qu’elle en prend connaissance à une heure tardive en raison du décalage horaire ; elle me dit avoir apporté avec elle des objets souvenirs qui assurent certainement une jonction entre l’univers qu’elle quitte et celui qu’elle découvre. Elle conclue son message chaleureux par ce clin d’œil : « Nous nous amusions à dire avec mes amies que vous étiez un “concept” à part entière ». Cette remarque m’ouvre un vrai paysage identitaire, moi qui n’ai jamais été vraiment convaincu par mes identités institutionnelles. Je pense à une définition deleuzienne / guatarrienne du concept qui, si je ne l’invente pas, le considère comme doté de jambes car il n’est de vrai concept qu’en état de marche (en écrivant, j’ai le sentiment de beaucoup inventer. Merci quand même à eux).

Nous sommes assez nombreux à travailler dans le cadre des Correspondances citoyennes en Europe ; tout le monde est bien occupé. La difficulté est de trouver des moments de discussion plus posés, plus préservés et réservés, avec chacun, ne serait-ce que pour faire connaissance, mais aussi pour se familiariser avec les différentes réalisations en cours. Mes embarras linguistiques renforcent certainement cette impression. Je prends l’habitude de m’installer pour écrire dans l’espace principal de l’appartement – un espace composé de l’entrée, du salon et de la cuisine, et donc un espace de passage et de transition. La rédaction de ce Carnet de recherche mobilise une part relativement importante de mon temps et, si je rédige dans ma chambre, je m’isole. Avoir eu des enfants avec moi, à la maison a été extrêmement formateur, j’ai appris à écrire en présence d’autres personnes, dans la musique, au milieu des discussions… et des jeux ! C’est ce qui ne s’apprend pas dans le cadre des enseignements à l’Université, à savoir l’exercice multi-terrains de sa compétence et l’expérience de la quotidienneté du métier.

Claire m’a proposé le matin de l’accompagner au marché du centre-ville ; en fait tout le petit monde des Correspondances citoyennes en Europe s’y rendait. Arrivé sur les lieux, chacun vaque à ses occupations ; je suis resté en compagnie de Claire et d’Andrei (photographe). Nous avons déambulé assez longuement dans les travées du marché car Andrei cherchait certains produits et ingrédients pour un plat qu’il souhaitait cuisiner le soir pour un groupe d’habitants tchétchènes du quartier avec qui il a réalisé une Correspondance. Nous avons profité d’un beau soleil. Cette promenade s’est terminée autour d’un verre, à la terrasse d’un café. Ce déplacement en centre-ville a été l’occasion pour moi de prendre un moment avec Andrei ; ce que je n’avais pas eu l’opportunité de faire jusqu’à présent. Claire a accepté de faire un travail de traduction assez libre et spontanée. Nous avons pu discuter de la Roumanie et de la résidence prévue à Cluj-Napoca en janvier. En début d’après-midi, j’ai fait la connaissance d’Andreea ; elle est roumaine, elle va engager une thèse en sciences de l’éducation sur les discriminations. Elle a été sollicitée pour apporter son appui pour les traductions. Nous convenons d’un rendez-vous mardi matin à trois, avec Andrei ; il accepte lui aussi très spontanément de me parler de son travail dans le cadre des Correspondances citoyennes en Europe. Je crois vraiment qu’une des inquiétudes qui s’était exprimée au démarrage de l’expérience à propos de cette relation artistes / chercheurs est désormais levée. Chacun comprend que l’autre est lui aussi au travail, dans son domaine particulier, avec ses façons de faire, et que nous pouvons communiquer assez simplement entre nous… communiquer entre travailleurs engagés dans le même labeur ! Nous fabriquons quelque chose ensemble ; nous en avons désormais conscience même si aucun d’entre nous ne dispose d’une vue d’ensemble sur ce qui est en train de se réaliser.

J’ai quitté Andreea et Andrei pour faire un saut à l’initiative « Appel aux mauvaises idées avec les habitants et les gens de passage », à propos du projet de requalification urbaine du quartier du Blosne. Andrei m’a indiqué le bon chemin et j’ai fini par trouver. Le quartier du Blosne est étendu, avec de nombreux îlots qui finissent par se ressembler pour quelqu’un d’extérieur. Sur les lieux, je retrouve Nicolas. Tout en profitant du groupe de musique, nous discutons de cette programmation urbaine. Les trois collectifs et associations qui se sont engagés l’ont fait avec une réelle volonté de co-produire de la décision publique au sein du quartier. Nicolas me raconte l’initiative prise par l’association L’âge de la tortue, dont il est un des responsables. L’association a installé une caravane aux pieds des immeubles et un artiste-intervenant (je ne trouve pas le terme juste pour le nommer) y a vécu pendant une dizaine de jours afin d’être présent quotidiennement avec les habitants et pouvoir échanger avec eux. Les gens sont devenus plutôt fatalistes. Si l’on veut vraiment les associer à une démarche urbaine, encore faut-il qu’ils n’intériorisent pas l’empêchement avant même de commencer à s’impliquer. Comment désinhiber les imaginaires et rendre à nouveau possible des initiatives ? Il faut vraiment expérimenter d’autres approches ; l’initiative de L’âge de la tortue contribue à ré-implanter la question politique là où elle ne devrait jamais faire défaut, au cœur même des réalités de vie et d’activité. Alors s’il faut organiser des campements politiques pour y parvenir, pourquoi pas ! La question première du politique est vraiment celle du « lieu » où elle se formule, se pense et s’agit. Elle est aujourd’hui beaucoup trop engoncée dans les dispositifs de politique publique ; elle s’est laissée prendre dans un filet techno-administratif. Il faut la sortir de là ! L’enjeu est aussi simple et trivial mais si difficile à tenir. L’initiative de L’âge de la Tortue et des deux autres collectifs (Le Pavé et Parasol) contribue à inventer de nouveaux « lieux » à partir desquels, au sein desquels, la question politique va émerger.

J’ai regretté de ne pas être resté suffisamment longtemps. Le soir, nous nous sommes retrouvés à l’appartement en compagnie (joyeuse) de plusieurs personnes engagées dans cet effort de réengagement politique de la politique urbaine. Nous avons discuté mais le moment se prêtait plutôt à la détente, à l’issue d’une journée longue pour tout le monde. Dans l’après-midi, à la suite de ma discussion avec Nicolas, j’aurais dû rester et prendre voix avec d’autres personnes. Le sociologue n’a pas bien travaillé. Pan sur le bec !

Claire me demandait s’il était difficile de tenir ce Carnet, nécessairement en lien avec la journée précédente, tout en restant suffisamment disponible et attentif au jour présent. Et bien, pas si facilement. Après ma discussion avec Nicolas, au lieu de prendre un peu de temps sur le lieu, je suis rentré à l’appartement car je n’avais pas fini de rédiger mon feuillet journalier. Je tiens à le mettre en ligne chaque jour et je sais que si je décale d’un jour à l’autre, mon emploi du temps sera vite encombré. Soit je l’écris le soir. Il se trouve que je préfère rester discuter. Soit je m’y consacre suffisamment tôt le matin, avant le début de la nouvelle journée.

[Dimanche, 12h. Il fait toujours aussi beau à Rennes. De la pluie est annoncée à Montpellier. Je souris…]

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