Carnet de résidence 5 : mardi 12 octobre 2010

Même pas en grève. Le feuillet quotidien sera publié, même en ce jour de mobilisation sociale ! Ce matin, le petit groupe des Correspondances citoyennes en Europe était présent à la manifestation, avec nos deux photographes, Nani et Andrei, en pleine activité.

Il est 16 heures et je reprends le fil de ce Carnet de résidence. Ma journée de lundi a commencé, comme d’habitude – et oui, déjà des habitudes – par mon café / croissant au bar du quartier ; je me rends compte que je n’ai pas fait attention au nom du bar. Il est à côté du marchand de journaux et en face de la boulangerie et mon parcours du matin s’organise de la sorte : le journal, le croissant puis le bar. Le patron du bar m’apporte sans que je passe commande mon double café, sans sucre sur la coupelle – et oui, déjà des habitudes.

Claire m’avait demandé comment je parvenais à concilier l’écriture de ce Carnet, qui m’immerge donc dans les activités de la veille, et mon activité au présent. Et bien, je n’y parviens pas si bien. Ma personnalité ne doit pas être suffisamment dissociée ! Deux journées s’entremêlent et j’ai parfois une vraie hésitation pour resituer dans le temps telle ou telle rencontre ou discussion. Par ailleurs, la rédaction de ces billets suppose que je dégage dans la journée un temps d’écriture suffisamment long sans pour autant me couper des discussions et travaux du jour car elles deviendront le matériau d’écriture du lendemain. Ami lecteur, as-tu suivi la gymnastique ? Xavi, dans son travail sur les migrations, imagine une ville funambule. Il n’a pas besoin de m’y inviter ; j’y suis déjà. La résidence funambule. Hier, j’ai fini à l’arrache mon papier, peu avant minuit. Ma chambre se transforme en salle de rédaction lors du bouclage de fin de soirée, avec Nicolas qui attend mon papier. Il ne l’attend pas – quoique ! À 1h08, il m’adressait ce message : « Bien reçu Pascal, merci pour l’envoi ! Si tu as un moment demain, j’aimerais bien discuter avec toi de cet article, pour prolonger notre discussion de ce soir. Bonne nuit d’ici là! ». Romain Louvel, à la fois artiste plasticien et doctorant à la veille de soutenir sa thèse, analyse avec finesse la spécificité de ce Carnet de résidence. Il m’écrit : « Je lis avec attention ton carnet, ainsi d’ailleurs que l’ensemble des contributions sur le site des Correspondances citoyennes en Europe. Je trouve qu’il reflète bien l’ambiance du Blosne et l’effervescence de la Tortue [l’association L’Âge de la Tortue qui porte le projet]. J’ai l’impression d’y être. Ce travail est intéressant car il demande un effort au lecteur, tout comme toi qui te prêtes au jeu tous les jours, ce qui n’est pas facile ! Moi, quand je tiens un journal, j’écris sur un carnet avec l’assurance que personne ne me relira. Donc, je passe outre certaines formules, fautes et phrases. L’important pour moi est de mémoriser ma réflexion et mes discussions, etc. Si je veux publier, je n’ai qu’à reprendre mon texte et le mettre en forme en mettant l’accent sur les choses que je veux faire passer au lecteur, selon le sujet traité. Alors qu’en publiant au jour le jour, tu dois faire un texte impeccable alors même que tu le construis avec peu de recul ». Il y a encore peu d’années, l’exercice m’aurait intimidé et je ne l’aurais sans doute pas tenté. Je le savais difficile. Il l’est. Mais il m’apporte un réel plaisir. Il est très stimulant et il rend immédiatement visible ma production, dans le temps de la résidence, comme le sont également les travaux des différents artistes présents, alors qu’en matière de recherche, généralement, nous reportons dans l’après, parfois longtemps après, le travail objectivable, matérialisable (le rapport de recherche, la publication, la conférence…). Mes textes sont lus pendant le temps de la résidence comme il m’est possible, pour ma part, de visionner la vidéo réalisée par Nani (mise en ligne sur la page Facebook de L’Âge de la Tortue) ou de consulter les photos d’Andrei. Ce me semble important de partager la même condition.

La résidence fonctionne comme un atelier commun, à la fois pour les artistes, les chercheurs et les coordonnateurs du projet ; ce qui ne veut pas dire que nous sommes au travail sur les mêmes productions dans ce temps qui nous réunit. Ce que je développe à propos de mon Carnet de résidence doit être vécu de manière proche par les artistes : préserver du temps pour soi, tout en maintenant une disponibilité envers les autres. Être avec soi – et ce n’est pas si facile ! – et être avec autrui. Mais le fait d’être tous confrontés à ce difficile équilibre le rend peut-être plus facile à gérer. Je revois une scène, en milieu d’après-midi : je travaillais avec Paloma ; nous parlions la voix plutôt forte. Andrei s’est allongé sur le canapé à nos côtés et, en quelques secondes, il dormait à faire envie. Nous vivons une forme de démultiplication de soi, parce que la logique de la résidence (la co-présence) multiplie les sollicitations et les interactions. Il est donc important de pouvoir retrouver du temps à soi et pour soi. Les journées sont à la fois très longues mais entrecoupées de nombreux interludes, entractes, interstices. Je ne dirais pas des pauses, au sens classique, mais plutôt d’infimes lignes de fuite qui permettent à chacun de se retrouver et se ressourcer : aller préparer un café, monter à l’étage au-dessus discuter avec Nicolas… et ouvrir son ordinateur portable qui représente certes un outil de travail mais aussi un moyen de s’échapper de la situation, ne serait-ce qu’en relevant ses mails. Il va s’en dire que, dans ces exemples, je parle de moi. Et, puis, heureusement et fondamentalement, les Correspondances citoyennes nous appellent beaucoup à l’extérieur. Nous ne vivons aucunement en vase clos, d’autant que L’Âge de la Tortue poursuit ses activités et que d’autres personnes viennent pour des rendez-vous et des réunions. Cette résidence me laisse donc l’impression d’un temps continu empli de discontinuités.

Il y aurait un beau travail à réaliser en sociologie et psycho-dynamique du travail : s’installer sur un des canapés de la pièce principale et se contenter de noter qui vient et pour faire quoi. L’effet de démultiplication, que j’évoquais à l’instant, pourrait être ainsi caractérisé et « mesuré ». De la même façon j’encourage Nicolas, qui porte une grande part du souci de coordination, à lister à l’échelle d’une journée ou de l’ensemble de la résidence les différentes « tâches » qu’il a été conduit à réaliser, en particulier avec qui il a discuté et de quoi. Je recours à une formulation de Michel de Certeau pour caractériser sa posture : le marcheur innombrable.

Fanny m’interpellait sur la représentation que je me faisais de L’Âge de la Tortue. Dans des sensibilités, des compétences et des styles différents, tous les salariés partagent cette même fibre professionnelle, à savoir cette capacité à agir en terrain incertain et « encombré ». Ils ne sont pas dans l’excès ou dans la sur-activité, en tout cas pas plus que beaucoup d’entre nous. Non. Ils construisent une professionnalité (un rapport au temps, un type de compétence…) en prise avec ces effets de démultiplication. Chaque projet est nécessairement « nombreux », par la diversité des acteurs et des actions. Il serait complètement absurde de vouloir simplifier ce qui, manifestement, ne peut plus l’être. C’est d’ailleurs une des crises de la politique publique que de tenter désespérément de circonscrire, délimiter, catégoriser alors qu’il s’agit d’œuvrer sur ce mode processuel, d’œuvrer sur des terrains largement indéterminés, en assumant le doute et les transversalités inévitables. Je crois que nous sommes confrontés à un enjeu générationnel absolument passionnant. Les Correspondances citoyennes en Europe m’intéresse aussi de ce point de vue-là, en tant que sociologue du travail. Les différents acteurs de cette expérience, quel que soit leur âge (je parle de génération et non d’âge) sont pareillement impliqués dans cette transformation des modes de travail et des logiques d’action, y compris avec le déclin des identités de métier qui l’accompagne. Dans un article récent, pour parler de nous – nous acteurs de projets du type Correspondances citoyennes en Europe – j’ai utilisé la dénomination « associante » (et non englobante ou unifiante) de travailleur créatif-intellectuel. Beaucoup de choses nous réunit du point de vue de l’exercice de l’activité, Paloma, Nicolas, Fanny, moi-même…, même si nous investissons et vivons cette activité dans des perspectives, des envies ou des savoir-faire différents.

Revenons aux Correspondances proprement dites. Hier après-midi, nous nous sommes réunis à nouveau autour du projet de Paloma. Anne et Claire avaient réussi elles aussi à se libérer. Paloma avait eu une hésitation : devait-elle poursuivre dans cette voie ? Nous l’avons fermement encouragée à le faire, à la fois pour l’intérêt de la proposition et pour la place que cette proposition occupe dans la dynamique collective. Nous avons la possibilité d’être au travail à plusieurs autour de la même réalisation. À propos de ce thème des migrations, nous avons listé les lieux, les processus, les événements ou les émotions qui leur sont associées. Entre nous, il était particulièrement intéressant de découvrir que nous n’en avions pas tout à fait la même approche, alors que nous sommes très proches en termes de valeurs et d’idéaux. Je me suis rendu compte à quel point je suis marqué par mon histoire politique. Très vite, j’introduis la question des collectifs de lutte, des comités de soutien… J’ai vraiment été « fabriqué » par l’activité militante ; c’est vrai du point de vue de ma trajectoire intellectuelle. Cela se ressent également dans ma sensibilité au monde. La difficulté sera pour nous de choisir des énoncés lisibles et parlants pour tenir compte des contraintes d’un jeu de société et des énoncés qui font sens équitablement dans les différents contextes européens, en Roumanie, Catalogne, France…

À l’issue de cette réunion de travail, Paloma me parle de son idée de concevoir des passeports, à l’intérieur desquels nous pourrions restituer, de manière là aussi très emblématique, certains moments d’une trajectoire de migration. Elle me sollicite en tant que sociologue. L’idée serait de recueillir des paroles de migration auprès des habitants du Blosne mais aussi de notre quartier de résidence à Tarragone et à Cluj-Napoca. Nous rencontrerions ensemble ces personnes ; Paloma se consacrerait à la conception « artistique » de ces passeports (par exemple, l’insertion d’une photo. Le visage, certes, si les personnes sont d’accord, mais techniquement comment réaliser ce type de photo ?), moi plutôt à la rédaction de ces toutes petites chroniques. En philosophie, nous dirions des aphorismes.

J’accepte sans hésiter la proposition de Paloma. En me proposant cette collaboration, elle me donne la possibilité de travailler avec des personnes (des migrants, des habitants). Ma résidence se déroule sur dix jours ; celle des artistes, sur trois semaines. À l’échelle de dix jours, seul, je ne parviendrai pas à engager cette démarche, en collaboration avec Paloma, la démarche devient possible. J’en suis heureux. Une deuxième raison m’incite à répondre présent. Paloma, avec son idée de passeport, expérimente une forme pour parler des migrations, pour donner la parole aux migrants. Cette forme, en tant que telle, n’a bien sûr qu’une valeur singulière, indissociable de la perspective des Correspondances citoyennes en Europe, propre à notre sensibilité. Elle n’a pas vocation à être reprise, ni même à faire exemple. Ce qui importe à mes yeux, c’est le fait qu’une forme soit expérimentée et que nous devenions créatifs dans cet effort d’exploration des formes. C’est le signe que peuvent adresser les Correspondances citoyennes en Europe, non pas « voilà une possibilité » ou « voyez comment il faut faire », mais « voyez combien il est important d’expérimenter des formes (des voies, des médiums, des registres…) afin que la parole des migrants puisse se faire entendre ».

Je ne suis pas sûr qu’il faille s’exprimer en ces termes, mais allons-y. Le message qu’adressent les Correspondances citoyennes en Europe et, dans ce cas précis la proposition de Paloma, c’est bien l’importance d’explorer des voies, des cheminements, des formes ; l’importance d’expérimenter ; l’importance de se risquer ; l’importance de s’exposer… L’expérience des Correspondances n’apporte ni réponse ni leçon mais elle attire l’attention sur cette exigence : nous ne pouvons pas faire l’économie de cet effort et de cette prise de risque, y compris et peut-être essentiellement en matière politique où le conservatisme des raisonnements et des méthodes est patent, pour ne pas dire mortifère. Jacques Rancière souligne l’importance de ce qu’il nomme le « partage du sensible », à savoir ce partage entre ce qui est entendu et ce qui est maintenu au silence, ce qui est présent et ce qui est invisibilisé (ou folklorisé). Il me semble que c’est au cœur de cet enjeu (de forme, de langage, de procédé…) que les Correspondances citoyennes en Europe sont actuellement au travail.

Nicolas réceptionnera ce feuillet à sa sortie du concert. Et oui, certains font la fête…

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