Carnet de résidence 1 Tarragona : samedi 4 décembre 2010



Je suis arrivé hier, vendredi, à Tarragona, en tout début d’après-midi. J’ai voyagé en compagnie de Nicolas à partir de Perpignan ; il arrivait de Paris en train de nuit. Nani est venu nous accueillir à la gare de Tarragona. Les retrouvailles sont chaleureuses. Nous ne nous attardons pas ; Nani s’est arrêté en double file. Direction l’appartement où les Correspondances ont pris leur quartier. Le trajet ne se fera pas aussi rapidement que prévu. Nani se fait contrôler par la police de la route ; le contrôle technique de la voiture n’est pas à jour et ce sera donc une amende. Le contrôle a lieu au carrefour qui conduit à « notre » bloc d’immeubles. Désolé pour toi Nani, mais tu me fournis un premier repère dans la géographie du quartier : ce sera désormais la « rotonda Nani ».

Nous ne nous attardons pas à l’appartement. Nos compagnons des Correspondances nous attendent au Honduras Café où ils ont pris leurs habitudes. Le bar a été rebaptisé ainsi par Romain. Je suis maintenant pourvu d’une deuxième balise géographique. Mais il reste la langue ! Quand Nani commande les boissons, je ne suis pas suffisamment attentif et le serveur m’apporte comme à tout le monde une bière, et je n’en bois pas. Le premier repère linguistique sera donc – et en toute priorité – « vino tinto ».

Je rejoins les Correspondances alors que les ami-e-s travaillent depuis déjà deux semaines ; je découvre le quartier et j’atterris dans un univers linguistique qui ne m’est pas familier. Ma cartographie mentale est un peu chahutée… Les secousses restent néanmoins de basse intensité grâce à la présence attentionnée et amicale de tous les participants des Correspondances. Aucun séisme ne s’annonce. Ma tête résistera. Récemment, un de mes étudiants s’étonnait que je puisse lire autant de travaux d’étudiants dans des délais parfois resserrés. Je lui ai répondu que chaque métier (et chaque personne dans son métier) invente une capacité de résistance qui lui est propre. Je crois avoir acquis une certaine endurance socio-cognitive et je suis soulagé de constater à la fin de la première journée à Tarragona que mes normes sociologiques anti-sismiques me permettent de faire face. J’ai eu néanmoins quelques blancs. Au cours de la soirée, Andrei est venu me parler ; il me pose une question dans un anglais que, moi-même, je suis habituellement en capacité de comprendre. Et là, le vide. J’ai paniqué une fraction de seconde car j’étais complètement débranché. Cet incident paraît infime mais il m’a effectivement perturbé.

Paloma, fort gentiment, a réorganisé sa résidence pour me laisser la chambre qu’elle occupait jusqu’à présent. En soi, l’idée de partager une chambre avec quelqu’un ne me dérangeait pas. Mais à l’issue de la première journée, je me rends compte que le fait de disposer d’un espace personnel un peu stable et préservé sera nécessaire. Par exemple, ce matin, je me mets à la rédaction de ce Carnet de résidence, tout en restant au lit, en ayant sous la main ma tablette de chocolat (et oui Fanny, je suis venu avec mon stock !). Il est nécessaire d’emporter avec soi quelques routines.

Dans sa thèse de doctorat, Romain expose brillamment le rôle qu’il attribue à la « provocation expérimentale » dans son travail de création pour perturber les routines et affecter l’ordonnancement du quotidien. Sur ce plan, j’ai mon compte ! Et les quelques routines dont je dispose encore, je vais donc les préserver précieusement !

J’arrive donc décalé par rapport au déroulement du projet. Chacun est complètement dans son travail. C’est le point le plus délicat à négocier. Sur le plan linguistique, je ne suis pas en souci car Nicolas est auprès de moi pour traduire. Par contre, je dois trouver mes marques avec chacun et comprendre comment rentrer dans mon activité – une activité nécessairement en lien avec eux. Il ne suffit pas de solliciter (un rendez-vous, une réunion…) car tous répondront spontanément oui. Il faut que je parvienne assez vite à comprendre ce que les uns et les autres ont engagé et de quelle façon. Je dois parvenir à être à peu près raccord, non pas par peur de les « déranger » mais parce qu’il faut que je sois dans le ton et le tempo pour que je puisse engager un travail de manière appropriée. Quel serait l’intérêt de solliciter un rendez-vous s’il devait tourner à vide ?

Hier, j’ai consacré une grande partie de l’après midi à faire connaissance avec le quartier – plutôt différents quartiers réunis dans une dénomination politico-urbaine commune. Ce fut particulièrement intéressant car cette découverte s’est réalisée en compagnie de Maria, Alba et Jordi de la Fundació Casal l’Amic (un organisme partenaire des Correspondances citoyennes en Europe qui agit auprès des jeunes, sous la forme d’un travail éducatif de rue). Néanmoins, ma principale préoccupation de la journée aura été de me mettre dans l’ambiance, comme je pourrais le dire pour une soirée. Quand on ne parvient pas à entrer dans l’ambiance d’une fête, on passe à côté et on ne fait aucune rencontre. Comment est-ce que je procède ? Certainement pas en posant des questions. Je ne commence à solliciter mes interlocuteurs et à prendre l’initiative qu’à partir du moment où j’ai le sentiment de m’être suffisamment rapproché d’eux, sinon la question du sociologue est adressée à voix trop haute. Il est trop éloigné et devient bruyant. Un sociologue n’a pas à hausser le ton. Comment mieux formuler ce que je considère comme étant au coeur de mon métier mais qui reste difficile à expliciter et à objectiver ? Ce cheminement relève d’un travail d’immersion. Il est essentiel d’être avec, auprès de, ensemble. Par exemple, hier soir, la joyeuse bande des Correspondances s’était donnée rendez-vous pour se rendre au vernissage d’une exposition. Spontanément, je serais resté à l’appartement pour souffler et, certainement, engager assez vite l’écriture de ce Carnet de résidence. Je me suis associé à la soirée car, en premier lieu, j’en avais envie !, mais aussi parce que j’ai besoin de multiplier les occasions de discussions, aussi fragmentaires et occasionnelles soient-elles. Après une longue après-midi et une soirée, le paysage de ces Correspondances citoyennes à Tarragona commence à s’esquisser, touche après touche. Dans ces moments, j’ai le sentiment de rentrer en hyper-attention, avec d’ailleurs les risques inhérents de décompensation, courts mais profonds. Cette hyper-attention met un peu en surchauffe et provoque de légers courts-circuits. Je décroche.

Je me doutais que cette expérience à Tarragona serait bien différente de celle de Rennes, même s’il s’agit du même projet. Elle est effectivement différente. À Rennes, je suis arrivé, comme ici, de façon décalée et j’ai participé au dernier tiers de la résidence des artistes, mais je disposais d’un acquis (je connaissais dans ses grandes lignes le quartier) et d’un ensemble de relations de travail déjà bien établies (nous avions eu un premier séminaire de deux jours pour lancer le projet). Ici, à Tarragona, j’engage le travail beaucoup plus « à découvert », d’un peu plus loin. À Rennes, je me suis mis immédiatement au travail entre le 1er et le 2ème étage, à Tarragona, j’ai posé mes valises dans le hall d’entrée… qui plus est, l’appartement où nous résidons se situe au 5ème étage ! La question du temps et de la disponibilité va être sensible. Hier, dans la voiture, au retour de l’exposition, Nicolas me demande mes intentions de travail car il sera très disponible jusqu’à mercredi pour m’épauler en tant que « traducteur » mais moins en fin de semaine quand il ré-endossera sa fonction de coordonnateur du projet et qu’il sera retenu par différentes réunions. J’ai été pris de court.

Je suis relativement au clair sur mes « envies » sociologiques. J’aimerais prendre un temps avec chaque artiste pour reparcourir et retracer l’expérience qu’il a vécue à Rennes, lors de la première résidence des Correspondances. Paloma, Andrei, Nani et Xavi sont concernés. L’effet de distance contribue habituellement à désinhiber la réflexion et le « re-parcours » représente un détour réflexif toujours assez stimulant.

Je souhaite organiser mon travail sociologique à Tarragona sous le signe de la « rencontre ». Comment se réalisent les rencontres ? Comment chaque artiste les conçoit et les investit ? Comment moi-même, en tant que sociologue, j’intègre cet enjeu de la rencontre dans ma propre pratique ? Le contenu de ce premier Carnet suffit à le montrer ; cette question me préoccupe. Hier, comme je l’écrivais, Maria, Alba et Jordi nous ont fait partager leur connaissance du quartier. Ce moment de déambulation a été précieux. Nous nous sommes arrêtés boire un verre au bar des cyclistes. Se nomme-t-il réellement ainsi ? Je ne crois pas. Mais il héberge le siège d’une association de cyclistes amateurs et les murs du café sont occupés par de nombreux trophées et des photos. Oups ! J’ai un nouveau repère cartographique, après la rotonda Nani, le Honduras café, maintenant le bar cyclopédique. Lors de cette promenade / visite du quartier, Maria, Alba et Giordi ont salué plusieurs personnes et se sont arrêtés fréquemment pour discuter avec les enfants ou les jeunes que nous croisions ; plusieurs de ces enfants sont venus à notre rencontre, de leur propre initiative. Ce premier temps de travail et d’échanges avec nos ami-e-s de la Fundació Casal l’Amic s’est donc déroulé sous le signe de la rencontre ; ce qui est de bonne augure pour cette perspective de recherche.

J’ai partagé cette première après-midi avec Nicolas. Il s’est proposé pour assurer à mes côtés un travail de traduction. Cette décision a été prise tardivement, en cours de semaine dernière, car l’équipe, sur place à Tarragona, ne parvenait pas à trouver une réponse satisfaisante. J’étais insistant car, sans traduction, je perdais un instrument incontournable d’une sociologie : le langage. Nicolas est donc obligé de concilier deux positions : à certains moments il assure un travail de traduction, à d’autres il renoue avec sa responsabilité de coordonnateur du projet. Est-ce que ce double positionnement est simple à équilibrer ? Je ne crois pas. Est-ce qu’il introduit un biais dans mon travail sociologique ? Oui, potentiellement, car mes interlocuteurs seront enclins à s’adresser à Nicolas, et à s’adresser d’autant plus à lui qu’ils le connaissent et qu’ils ont conscience de ses responsabilités dans le projet. Est-ce insurmontable ? Nullement. Avec Nicolas, nous sommes en capacité de clarifier ce type de situation car nous avons noué suffisamment de complicité professionnelle ; l’un comme l’autre nous assumerons les ajustements et les éventuels recadrages. Hier, lorsque nous étions attablés au Café, j’ai senti que nos ami-e-s de la Fundació Casal l’Amic avaient l’intention d’échanger avec Nicolas à propos du déroulement de la résidence. Nicolas était sur le point de me traduire un passage de la discussion ; je lui ai fait signe de ne pas le faire. Je suis passé en mode discret et me suis tenu à distance, même si nous étions réunis ensemble autour d’une table. Nicolas a pu changer de casquette assez facilement. Lors des entretiens que je souhaite avoir avec Nani et Xavi, la question se posera différemment. Je fais profondément confiance à notre capacité à expliciter nos implications afin de les moduler et de les ajuster. Je pense que Nani et Xavi échangeront effectivement avec moi, indépendamment du fait que la traduction soit assurée par Nicolas, avec qui ils s’entretiennent par ailleurs pour des questions de coordination.

Le motif sociologique que je retiens est celui de la rencontre et ce serait quand même le comble si nous ne parvenions pas, nous-mêmes, à nous « rencontrer », en composant chacun avec la complexité de ses implications.

Je me suis associé au projet Correspondances citoyennes en Europe à l’occasion d’un premier rendez-vous avec Nicolas et notre relation est une dimension structurante de l’activité de recherche que je conduis. Cette collaboration qui se poursuit à Tarragona, sur un mode à nouveau différent, est à la fois un plaisir personnel et une opportunité. Et puis, il y a des signes qui ne trompent pas ! Pour nous rendre à Tarragona, nous avons pris nos réservations à des moments différents, sans nous concerter et la SNCF nous a naturellement placé dans le même train, le même wagon et à des places l’une derrière l’autre. Merci au logiciel de la SNCF. Nous avons pu ainsi discuter entre Perpignan et Tarragona et préparer cette résidence.

Partager
This entry was posted in Blog, Carnet de résidence de Pascal Nicolas-Le Strat and tagged . Bookmark the permalink.