Carnet de résidence 3 Cluj-Napoca : dimanche 23 janvier 2011

Ma première cartographie de résidence. Nous sommes donc hébergés dans deux appartements situés dans des immeubles en voisinage immédiat. Néanmoins, en raison du froid, le déplacement d’un logement à l’autre implique une vraie sortie, avec l’ensemble de l’équipement : bonnet, écharpe, gants… En arrivant à l’appartement du bas (situé en rez-de-chaussée), l’usage est de frapper sur le rebord de la fenêtre pour que l’un d’entre nous, présent dans l’appartement, passe la clé magnétique d’accès à l’immeuble. Ce sont des bâtiments d’une douzaine d’étages, plutôt récents, avec de longs couloirs qui desservent plusieurs appartements. L’intérieur est assez anonyme et silencieux. Nous croisons quelques personnes, rarement ; elles n’ont pas pour habitude de se saluer. À vue de nez (sociologique), je dirais que l’habitat est celui de salariés aux revenus moyens/supérieurs. Un seul des appartements a été effectivement investi ; celui du bas. Au mur sont affichées les revues de Romain. Nani a installé sa table de travail avec l’ensemble de son matériel vidéo et informatique. Les appartements sont équipés de manière confortable mais très standard – le standard d’ameublement diffusé par les grandes enseignes de distribution. Les appartements ne sont donc pas spontanément chaleureux ! Il faut vraiment y mettre une bonne dose de convivialité des Correspondances pour s’y sentir accueilli.

Dans nos échanges, le quartier où nous résidons n’est jamais nommé. Notre bloc d’immeubles porte-t-il un nom ? Il faut que je vérifie sur la carte ou que je me renseigne. Chaque fois que je suis sorti avec Fanny et Romain, nous avons remonté la rue qui dessert nos immeubles puis nous avons poursuivi tout droit jusqu’au centre-ville.

Le travail des Correspondances ne se fait donc pas en lien avec un quartier particulier. Je n’ai pas repéré non plus dans le “paysage” de nos activités la présence active d’un partenaire institutionnel (comme la Fundació Casal l’Amic à Tarragona). En première impression, je dirais que le travail s’organise plutôt par rendez-vous successifs et par relations de personne à personne. En l’absence d’inscription dans un territoire ou dans un tissu associatif et institutionnel, le projet, pour se développer, doit certainement s’appuyer sur un solide maillage relationnel. Je pense, d’ailleurs, qu’Istvan qui coordonne le projet des Correspondances citoyennes en Europe à Cluj travaille essentiellement de cette façon, par réseau et coopération interpersonnelle. J’entrevois un beau sujet de recherche. Il mériterait d’être développé dans notre Master 2 à Montpellier. Qu’est-ce que la personnalité professionnelle du coordonnateur nous dit sur le fonctionnement du projet ? Et, réciproquement, en quoi l’agencement et la configuration du projet nous informent sur la sensibilité professionnelle de son responsable ? Je verrai ce que Nicolas en pense, et sans tarder, puisqu’il arrive aujourd’hui (lundi) en fin d’après-midi.

Dans ce nouveau contexte de travail, je prends conscience de l’importance de la prise de rendez-vous. C’est une prise, au sens propre du terme – une prise sur la situation, la possibilité de rester en prise. Je vais devoir rehausser sociologiquement le sens de cet acte, par ailleurs parfaitement anodin. Il permet de faire jonction, de connecter, de relier. Il a une portée réellement instituante à travers le maillage qui peut en résulter. C’est Romain qui a attiré mon attention sur ce point. À Rennes, des rendez-vous était naturellement pris, à Tarragona tout aussi logiquement; ici, à Cluj, en l’absence de prise territoriale ou partenariale, la prise de rendez-vous revêt une portée plus décisive, plus structurante. Notre migration à Cluj m’oblige à nouveau – mais comme je l’attendais et le souhaitais – à reconsidérer mon mode de lecture du projet. Je vais devoir m’équiper théoriquement un peu différemment, redessiner les contours de certains mots (comme je viens de le faire pour le mot rendez-vous) et densifier sociologiquement certaines notions (comme celles, par exemple, de “prise” ou “avoir prise”).

À ce plaisir intellectuel de la (re)découverte s’ajoute un plaisir de la vie tout court puisque ces rendez-vous semblent se prendre fréquemment dans des cafés. En fin de journée, Istvan nous a proposé de le rejoindre à l’Insomnia (ambiance sortie de fac) pour un temps de discussion avec Remus, sociologue, spécialiste des questions de migration. Le “groupe” des Correspondances au complet a répondu à l’invitation. Remus a eu l’amabilité de s’exprimer en français avec moi et en anglais avec nos amis catalans. Nous avons donc tous pu avoir un temps d’échange avec lui. Il m’a informé de ses recherches qui impliquent plusieurs pays européens. De mon côté, je lui ai fait part des quelques connaissances dont je dispose, non pas sur la question des migrations, mais sur celle fréquemment corrélée des discriminations ethnoraciales. Remus possède une solide connaissance de la littérature scientifique européenne dans ces domaines. J’ai regretté que l‘ambiance bruyante du café nous ait empêché d’élargir le cercle de discussion. Nous devions être côte à côte pour réussir à nous comprendre correctement. Mais nous aurons la possibilité de poursuivre cet échange puisque Istvan a proposé un nouveau rendez-vous, pour mardi soir, et cette fois-ci élargi aux étudiants qui travaillent avec Remus et à d’autres professionnels (j’ai cru entendre qu’il évoquait la présence possible d’intervenants sociaux). Remus, dans le cadre des Correspondances citoyennes en Europe, travaille plus spécifiquement sur les migrations étudiantes.

Nous avons enchaîné avec un deuxième rendez-vous, dans un café différent. Romain devait rencontrer un de ses interlocuteurs pour lui présenter l’ébauche d’un prochain numéro de la revue. La personne est d’origine africaine et elle est en attente de régularisation. Romain nous a proposé de nous joindre à ce rendez-vous ; Nani, Fanny et moi-même l’avons donc accompagné. Il a exercé son “art” sous l’oeil attentif d’un sociologue et sous le regard non moins soutenu de la caméra de Nani. Romain travaille fréquemment, me semble-t-il, à partir d’un support matériel ou visuel, en l’occurrence, ici, ce qui m’est apparu être son carnet de travail, dans lequel figure des croquis, schémas, notes… Il présentait ce numéro en préparation et il le faisait en se reportant régulièrement à son carnet. Xavi procède aussi de cette façon. Je le relève car je ne le fais pas du tout, et bien à tort. Le fait de pouvoir reporter son attention sur un élément du carnet contribue à une meilleure respiration de l’échange ; il est alors plus facile de “détourner” le regard et de ne pas être en permanence contraint par la relation de face à face ; il est possible de se quitter des yeux et de relâcher un peu l’interaction. Cette médiation contribue certainement à lever certains effets d’intimidation inhérents à un échange entre personne qui se connaissent peu. La présence du carnet rend également immédiatement présent et accessible le travail en cours alors que les mots et les paroles, même partagés, risquent de le maintenir trop à distance et d’en limiter l’appropriation.

Romain a l’intention de composer le numéro de la revue à partir de ce que son interlocuteur a pu lui dire sur sa condition de migrant et, plus précisément, sur ce que la loi lui autorise et lui interdit (Excuse-moi Romain de dévoiler le contenu d’un prochain numéro. Disons que les bonnes feuilles de ce numéro auront été publiées en avant première dans ce Journal de recherche). Je n’avais pas encore eu l’occasion d’assister à la préparation d’un numéro de la revue, dans le cadre de ce qu’il faut bien appeler son “comité éditorial”, composé de Romain et d’un “correspondant”, un correspondant différent pour chaque numéro. Lorsque Romain m’a parlé de ce rendez-vous, il a évoqué la nécessité de vérifier avec son interlocuteur qu‘il n’a pas commis d’erreur factuelle et de vérifier aussi que la forme et le contenu du numéro lui “parlent”, à elle, personne la plus immédiatement concernée. Elle pourra alors se l’approprier et trouver du plaisir et de l’intérêt à le diffuser, à discuter son contenu, voire à le réinterpréter. C’est vraiment cette dynamique de travail en commun qui facilite l’appropriation de la revue et, par là même, sa diffusion.

À la fin de la réunion du “comité éditorial”, la soirée est déjà bien avancée ; nous n’avons pas encore mangé. Nous partons en quête d’un restaurant. Romain nous oriente, confiant, dans une rue mais où nous trouvons le restaurant fermé, tout aussi confiant dans une seconde où il n’y a pas de restaurant. Nous visitons ainsi le quartier. Nous finirons par manger dans un restaurant improbable, en regard des habitudes des Correspondances citoyennes : chandelle sur la table, rond de serviette, grand verre à vin, serveur en tenue, décoration bourgeoisement kitch. Nous sommes seuls dans le restaurant à cette heure tardive. Le serveur, très empressé au début, montrera par la suite quelques signes de fatigue puis, après que nous ayons commandé un dernier verre d’alcool, apparaîtra profondément lassé mais restera toujours prévenant.

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