Carnet de résidence 8 : vendredi 15 octobre 2010

Nous nous sommes réunis hier, jeudi, en cours d’après-midi autour de la proposition de Anne (je rappelle qu’elle est sociologue). Elle a inséré dans le déroulement de la résidence trois temps d’échange et de confrontation de points de vue autour des thématiques de la frontière, du commun / du semblable et des pratiques / expériences de chacun. Lors de mon arrivée, jeudi dernier, j’avais participé à la toute fin de l’une de ces séances de travail. Je me tiens en retrait par rapport à Anne pour ne pas interférer avec la dynamique réflexive qu’elle engage. En cours de réunion, je me fais surprendre car Anne, très amicalement, me fait signe et me propose de m’exprimer à propos du travail que nous menons avec Paloma. Anne a raison de me solliciter au même titre que les autres participants puisque je suis présent, ici, au cours de cette réunion, en tant que participant au projet et donc en tant qu’acteur qui s’exprime à la première personne et non à partir d’une position d’expertise (avec beaucoup de guillemets adjoints à ce terme d’expertise). Par contre, lorsque s’engage un échange entre Anne et Istvan à propos des projections démographiques quant à l’évolution des migrations, je resterai sur la réserve pour éviter la cristallisation d’un débat (et non plus d’une discussion) entre « spécialistes ». Lors de notre repas hier soir, Nicolas me rappellera, amusé, que je n’ai pas tenu bien longtemps ma position réservée dès lors que l’échange s’est déplacé sur le terrain très directement politique. Mon vieux fond militant a jailli et a complètement débordé ce trop subtil accommodement de posture ! La discussion est montée en intensité quand Anne nous a interpellés à propos de l’avenir de l’Europe et d’un avenir bien sûr en lien avec les migrations. L’effet de (ré)implication a été très frappant. Je ne sais pas si les artistes abordent ouvertement cette dimension dans le cadre de leur « Correspondance » avec des personnes migrantes. J’échangerai à ce propos avec eux lors des prochaines résidences.

Nous avons eu deux temps de travail avec des élus, en fin d’après-midi, jeudi et vendredi. Cette présence des politiques et décideurs publics a été envisagée dès le début du projet avec, en point de mire, le principe d’une discussion publique, dans chaque quartier, à partir des Correspondances citoyennes réalisées par les artistes et habitants. À l’issue de la première réunion, jeudi, nous nous accordons sur l’idée que l’élu s’associe à la démarche en tant que personne-engagée-politiquement et non en tant que représentant de la Collectivité locale (ville ou agglomération). L’élu est trop souvent assigné à une position où il est tenu d’apporter des réponses et des solutions. Cet enjeu est légitime mais il paralyse le débat : que répondra-t-il ? sinon que la question est difficile ! Nous avons bien conscience qu’un élu local, à son échelle, n’est pas en capacité d’apporter des réponses d’ensemble à ces processus migratoires. Dans les Correspondances citoyennes en Europe nous ne sommes pas en quête d’un programme mais d’une re-politisation de la condition du migrant à partir de ce que le migrant vit et a vécu. Nous voulons que l’élu s’exprime à la première personne : voilà comment, dans mon engagement politique j’envisage la question des migrations en Europe et la participation des migrants à la vie de la cité.

À l’issue de la deuxième réunion, à laquelle ont pris part deux élus, nous prenons collectivement conscience d’un écueil sur lequel nous avons buté. Seules les personnes « autorisées » se sont impliquées dans le débat, au moins à son début : les élus, Nicolas et Istvan (référents du projet et habitués à débattre avec des représentants publics) et les deux sociologues, Anne et moi. Avec raison, mais assez tard, Paloma jette le trouble en regrettant que la discussion ne soit pas « accessible » à tout le monde. Elle met le doigt sur un enjeu majeur : l’accès au débat public, et pourtant nous n’étions qu’une douzaine de personnes présentes autour de la table. Paloma le formule en termes de « compétence » (ce n’est pas le mot qu’elle a employé) en déclarant que, pour sa part, elle n’a pas l’habitude de participer à ce type de discussion et qu’elle ne maîtrise pas suffisamment ce langage dans lequel, à l’inverse, se sentent à l’aise élus et sociologues. L’enjeu me semble plutôt de l’ordre d’une « légitimité à parler, à prendre la parole » : qui s’autorise à le faire ? Spontanément, ceux qui sont « accrédités » à le faire par leur métier ou leur statut. La critique de Paloma est parfaitement juste. Nous nous sommes laissés rattraper au sein des Correspondances citoyennes en Europe par des logiques assez classiques, tristement classiques. Nous avons manqué de vigilance collective. J’insiste sur le fait que la responsabilité est partagée. Pourquoi les participants silencieux ont accepté de le rester ? La question mérite vraiment d’être posée au sein d’une expérience comme celle-ci. Autant j’admets la pertinence de la critique de Paloma, autant je n’éprouve aucune « culpabilité ». Les causeurs et les taiseux sont pareillement responsables de ce qui s’est passé. Nous n’avons pas su innover dans nos pratiques de débat, au sein d’une démarche qui est, pourtant, alimentée constamment par des expérimentations. La fin de la réunion a été passionnante, même si elle était un peu désordonnée. Mais le pavé avait été lancé (Oups ! Sur un mode symbolique !). Nous avons pu débattre en présence des élus, et avec eux, de cette difficulté, qui est une difficulté politique à part entière. Il ne suffit pas d’appeler de manière incantatoire à la participation, en inventant des mots toujours plus « créatifs » et « attrayants » pour en parler, si nous ne posons pas les conditions, concrètes, effectives, d’un accès égalitaire à la parole publique. Il était extrêmement important que nous nous saisissions de cet enjeu, en interne, au sein même des Correspondances.

Nous avons établi un parallèle entre le rapport aux élus (la parole accréditée) et le rapport aux sociologues (la parole savante). Nous sommes parvenus à faire tomber les barrières entre artistes et sociologues – les barrières symboliques, la barrière des mots… Nous y sommes parvenus car nous nous sommes impliqués dans le même processus ; nous nous sommes donnés aussi du temps. Lors de la première réunion à laquelle j’ai participé (en avril dernier, je crois), nous avons longuement discuté de l’apport de la sociologie aux Correspondances citoyennes en Europe et de la pertinence de la présence des chercheurs. Tout était à faire. Rien n’était gagné. Mais, nous avons eu envie de relever ce défi ensemble : articuler, entremêler, concilier des pratiques artistiques et des pratiques de recherche. Et ce désir a été moteur. Si nous voulons intégrer « du politique » aux Correspondances citoyennes, nous allons devoir procéder de manière similaire : s’engager ensemble, cheminer, expérimenter, prendre le temps et, surtout, mettre au travail concrètement, effectivement, cette dimension du « politique » comme nous le faisons pour la dimension sensible, réflexive, esthétique, visuel… Pourquoi « le politique » devrait rester au pas de la porte ? Pourquoi le « reléguer » dans un moment réservé, un peu détaché du reste de la démarche ? Nous élaborons bien évidemment « du politique » dans l’expérience des Correspondances citoyennes en Europe, ne serait-ce que parce que nous touchons aux mots et aux paroles. Comment le faire de manière plus explicite, plus mature, plus maîtrisée ?

Je trouve tout à fait judicieux (voire même courageux) d’avoir prévu dans le cadre des Correspondances citoyennes cette rencontre avec des élus. Je me félicite que les élus aient accepté de prendre ce « risque », le mot est fort mais les deux élus auraient pu avancer bien des raisons pour décliner l’invitation. Ces deux premières réunions étaient expérimentales et, de ce point de vue, ont parfaitement rempli leur rôle. Elles ont fabriqué « du politique » puisqu’elles nous ont confronté à des rapports de légitimité (des rapports de domination, même lorsqu’ils fonctionnent en basse intensité), aux enjeux du débat public, aux micropolitiques qui traversent notre groupe et nos processus de travail…

Au cours de ces deux réunions, il me semblait important de rechercher des portes d’accès (politique) et d’éviter de surenchérir dans la dramatisation. Nous sommes conscients d’être confrontés à un discours dominant très violent et très excluant. Pour autant, je persiste à penser que d’autres discours (en mode mineur, encore fortement invisibilisés) agissent sur ce terrain des migrations. Je pense aux soutiens qui s’organisent dans les écoles pour défendre des parents menacés d’expulsion. Je pense aussi à la solidarité qui voit le jour envers des couples qui ne peuvent pas vivre leur amour du fait, là aussi, d’une réglementation indigne. Le droit de vivre son amour, le droit de vivre sa vie de couple ou sa vie de famille, le droit d’accéder aux soins : ce sont des prises de parole fortes qui nous permettent de reprendre l’initiative sur ce terrain politique des migrations et d’atténuer notre sentiment d’impuissance. Je suis, politiquement, très attentif à ces contre-discours. Ils existent et ils ont une réelle portée, même si, en face, l’idéologie sécuritaire est très puissante. Nous avons besoin d’expérimenter des situations et des engagements où nous retrouvons notre capacité à dire et à agir. Les Correspondances citoyennes en Europe s’inscrivent pour moi pleinement dans cette perspective, sans essayer de leur faire dire ou produire plus qu’elles ne peuvent.

Immédiatement après cette réunion, avec Paloma nous avons rencontré Hassan. Nous l’avons contacté dans des délais très courts. Il a accepté très généreusement de nous parler de son histoire de migrant. Dès demain, samedi, nous rencontrons aussi Rocio. Je ne restitue pas dans ce Carnet de résidence la teneur de ces échanges car cette restitution se fera sous la forme d’une Correspondance et sera rendue publique avec les autres. Ce projet avec Paloma est donc maintenant bel et bien engagé ; nous poursuivrons ces rencontres à Tarragone et à Cluj-Napoca.

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