Carnet de résidence 9 : samedi 16 octobre 2010



Départ de Rennes à 14h05 ; mon train a été annulé. Je dois passer par Paris et donc changer de gare. Étonnamment, mon retour se passe idéalement bien. C’est le propre d’une situation d’incertitude ; les micro-événements (l’obtention ou non d’une information, le retard attendu qui ne se produit pas…) s’enchaînent aléatoirement et déterminent, sans intentionnalité, une « conjoncture » qui va donner le la à notre activité, qui s’impose à nous et que nous subissons. C’est la tyrannie des micro-décisions, qui impacte ensuite tout le chaînage d’activités. J’ai rejoint la gare de Lyon à Paris, en sachant que je disposais d’une bonne heure. J’achète, comme j’aime le faire, un roman… de gare ; ce type de lecture est une des rares activités qui me détend. En sortant du kiosque, vraiment par hasard je regarde le panneau d’affichage et découvre qu’un train part pour Montpellier dans les 10 mn. J’arrive donc à destination bien plus tôt que prévu ; ma compagne vient me chercher et je me joins à un repas d’amis. Je bois quelques excellents vins ; je m’informe sur la mobilisation contre le projet de retraite. Je discute 10 mn avec Pierre de nos activités professionnelles à la fac – activités que j’ai laissées entre parenthèses depuis dix jours. C’est fait, atterrissage réussi.

Samedi matin, dernière matinée de ma résidence à Rennes, je prévoyais de travailler dans le salon ; je découvre que Ignasi, Istvan, Nicolas et Paloma sont en pleine réunion de l’équipe de coordination du projet. Je rebrousse chemin. Istvan m’interpelle et m’invite à rester, avec l’assentiment de tous. Je me garderai bien de participer aux discussions et je travaillerai en parallèle. Je suis impliqué dans de nombreux aspects de ce projet et j’aime l’idée qu’une « instance » m’échappe. Je n’y suis pas ; je n’ai pas à y participer et il est parfaitement légitime que je n’y sois pas. Dans ma vie professionnelle, j’ai beaucoup exercé de responsabilité de coordination lors de la mise en place d’action. Je ne le fais plus. J’ai du respect pour cette compétence difficile mais je n’ai plus le goût de l’exercer. Mais, de cette longue expérience en ce domaine, je conserve quelques clés de lecture qui me permettent de me faire une idée, sociologiquement suffisante, de ce qui se discute au sein de cette « instance » à laquelle je n’accède pas ! Je ne crois pas que le regard sociologique doive porter sur toutes les réalités d’une situation ; mais le sociologue conserve toujours le plaisir de lire entre les lignes. L’imagination sociologique est une « compétence » à part entière de nos activités, réellement constituante de notre travail de recherche – une production imaginaire que je trouve intellectuellement très stimulante et qui permet à une sociologie de s’exercer en des lieux où elle n’est pas matériellement ou physiquement présente.

J’aurais « travaillé » jusqu’au dernier instant ! À dix heures, nous avons rencontré avec Paloma une personne qui réside dans le quartier ; elle est originaire d’un pays d’Amérique du Sud et vit en France depuis de nombreuses années. À l’issue de l’entretien, j’espère commencer à entrevoir ce que pourrait être ma contribution au projet de Paloma. Oups ! je viens de relire la phrase et je ne la modifierai pas ; si je pouvais accentuer son côté conditionnel et hésitant je n’y manquerais pas ! Je pense avoir déjà présenté ce projet dans l’un des feuillets de ce Carnet de résidence. Mais la répétition est inhérente à l’activité et survient donc inévitablement dans cette écriture. Paloma a l’intention de restituer, sous la forme graphique et typographique d’un passeport, une diversité de réalités de vie, associée à des trajectoires de migration. Nous rencontrons des personnes dans cette intention ; chacune disposera de sa page dans le « passeport ». Paloma me propose de rédiger quelques lignes à propos de l’histoire de chacune d’elles. Le format d’écriture est très resserré. Comment éviter l’écueil du cliché ou de la caricature (le clin d’œil sociétal) ? Ce matin, notre interlocutrice nous expliquait que pendant plusieurs années, alors qu’elle était étudiante, elle ne s’est jamais sentie étrangère et migrante. Mais, à un moment de sa vie, plusieurs événements sont survenus qui l’ont fragilisée personnellement. Et, assez brusquement, elle s’est sentie étrangère et a ressenti vivement l’effet d’éloignement (pas seulement géographique) propre à la condition du migrant, même son expression en français en a été affectée. Elle a eu le sentiment, à cette période, de perdre un peu « son » français. En l’écoutant, j’ai bien sûr mesuré l’importance de ce moment dans sa trajectoire – un moment qui survient de manière nécessairement très singulière. Je pourrais peut-être concevoir mes courts récits pour le « passeport » à partir de ces intensités de vie. Il serait illusoire et absurde de chercher à résumer une vie, tout aussi absurde d’en tirer artificiellement un enseignement sociologique. Par contre, il me semble possible, dans chacun des récits que nous recueillons, d’approcher ces moments forts, ces intensités de vie, ces densités d’existence. Ce pourrait être très beau de feuilleter ce passeport et de découvrir ces « intensités de vie » généreusement partagées par les différentes personnes que nous allons rencontrer à Rennes, Tarragone et Cluj-Napoca. Par contre, avec quelle écriture restituer ces moments ? Avec quels mots ? Est-ce que la rédaction sera à la hauteur ? La difficulté est réelle. Je sens que quelque chose est possible mais je reste très incertain sur la capacité d’y parvenir. Je vais devoir y réfléchir et y travailler d’ici la prochaine résidence en décembre à Tarragone.

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