Carnet de résidence 2 Tarragona : dimanche 5 décembre 2010

Journée du samedi 4 décembre. L’équipe se réunit au complet en fin d’après-midi. Nous nous retrouvons au bar en face de l’immeuble mais le match de foot à la télévision rend la discussion difficile. La réunion se tiendra finalement à l’appartement. Y participent Maria, Alba et Jordi (Fundació Casal l’Amic), Ignasi et Nani (Ariadna, organisme partenaire des Correspondances. Ignasi est le référent principal du projet pour Tarragona. Nani était en résidence à Rennes), Xavi (lui aussi en résidence à Rennes), Paloma et Romain (actuellement en résidence à Tarragona). Je parviens à situer les principaux thèmes de discussion. Dès qu’il le peut, Nicolas me fait un résumé. À la fin de la réunion, nous ferons un point. J’accède à l’essentiel des échanges sans pour autant contraindre Nicolas à une traduction systématique. Il était prévu d’aborder les difficultés survenues en début de résidence mais la priorité sera donnée aux questions à résoudre pour la semaine qui vient, en particulier la rencontre avec des décideurs publics et les contacts avec les médias. La première semaine de résidence a connu quelques accrocs. Ce fut le cas à Rennes aussi, mais pour des raisons différentes (une artiste a quitté la résidence). Faisons jouer l’imaginaire sociologique puisque je n’ai pas connaissance des faits.

L’aspect logistique n’est pas à sous-estimer. Il est de taille avec la venue en résidence de trois artistes et d’un sociologue, avec le choix de s’installer dans un quartier pour y vivre et y travailler. Les solutions habituelles type hôtel ou « résidence d’artiste » sont inopérantes. La question logistique paraît triviale. Elle joue pourtant fréquemment comme un révélateur : elle met en lumière les modes de fonctionnement et d’organisation, avec leurs ressources et leurs failles, et derrière eux, plus profondément, les interactions entre acteurs. Qu’est-ce que la logistique nous dit d’un projet ? Comment le projet se parle à travers elle ? De révélateur (un effet de visibilité : elle attire l’attention, elle rend visible), elle peut devenir analyseur (un effet de lisibilité : elle donne à comprendre, elle provoque une nouvelle lecture de la situation). Lorsque l’analyseur est à l’ouvrage, comment s’en saisir ? Est-on en capacité de le faire ? Ce qui a été vu, ce qui a été lu, peut-il se dire ? Le visible, le lisible et le dicible. Le dernier terme est bien sûr le plus délicat.

En écrivant ces dernières lignes, je me rends compte que mon Carnet de résidence agit sur ces trois plans. Je tente de concilier dans une écriture immédiate et impliquée la restitution de ce que je suis parvenu à voir, la lecture que je peux en proposer mais aussi la possibilité ou non de partager cette compréhension. Il est important de souligner que ces trois moments ne s’enchaînent pas dans un ordre obligé. Un schéma d’évidence nous laisse penser qu’il convient en premier lieu de disposer d’un ensemble d’observations pour tenter ensuite de les déchiffrer et, finalement, de communiquer à autrui l’analyse élaborée. À l’instant, dans ce Carnet de résidence, je procède complètement à l’inverse. Je n’accède à aucun fait. Je n’ai rien « vu » des difficultés évoquées. Sur un mode imaginaire (des hypothèses) je tente de repérer et d’expliciter les points critiques et les nœuds de tension d’un projet comme les Correspondances citoyennes en Europe, surtout lorsqu’il s’amorce. Ces hypothèses laissent deviner des réalités possibles, des cas de figure. Parfois l’analyse sera d’autant mieux reçue et entendue que les faits resteront méconnus. Ni vu, ni pris, mais avant tout compris ; et là est bien l’essentiel. Il m’est d’autant plus facile de dire ce que je n’ai pas vu. Le caractère hypothétique neutralise les susceptibilités et lève la tentation du reproche.

Je reprends le fil de mon questionnement : les difficultés de la première semaine. Ce matin, dimanche, j’ai rencontré Xavi et nous évoquions sa résidence à Rennes en octobre dernier. Il soulignait combien le début de la résidence avait été stressant. La rencontre est au cœur du projet et ce « motif » implique une forte disponibilité. À la rencontre d’un quartier et de ses habitants mais aussi à la rencontre des autres protagonistes du projet. La rencontre est profondément associée à l’expérience de l’inconnu. Rencontrer, c’est agir « à découvert ». Cette incertitude est redoublée par celle de son propre travail. En tant qu’artiste, qu’est-ce que je vais parvenir à réaliser dans un temps resserré et avec un motif « obligé », serait-il formulé sur un mode très ouvert (une correspondance) ? En engageant un nouveau projet, nous partons en quelque sorte à la découverte de notre propre activité, qui va nécessairement se réinventer parce qu’elle s’exerce justement en terrain inconnu. La question que je pourrais poser en tant que sociologue du travail est bien celle-ci : sur quels appuis compter ? Avec quel filet de sécurité ? Certes, l’expérience personnelle, et les multiples antériorités qui nous constituent, représentent le soutènement absolument essentiel de notre capacité d’agir et de penser. Mais elles ne peuvent suffire. Le contexte, l’environnement, la situation doivent aussi être mises à contribution. L’image qui me vient pour décrire le travail d’un artiste dans le cadre des Correspondances citoyennes en Europe est celle d’un marcheur qui fabrique le pont sur lequel il est en train d’avancer. Qu’est-ce qui fait appui ? Qu’est ce qui fait soutien ? Qu’est ce qui fait ressource ? C’est une question que je souhaite adresser très concrètement aux artistes. Et je suis d’autant plus intéressé par leurs réponses que cette question se pose pareillement à moi. Le Carnet que j’ai rédigé hier, à mon arrivée, est empreint de cette préoccupation.

Hier, après la réunion « plénière », j’ai pris un temps de travail avec Maria. Elle est associée en tant que chercheuse au projet. Elle saisit l’opportunité des Correspondances citoyennes en Europe pour engager une recherche concernant les migrations dans les quartiers du Ponent. Elle intervient par ailleurs dans le quartier pour un travail éducatif de rue dans le cadre de la Fundació Casal l’Amic. Elle a une formation d’anthropologue et recourt aux récits de vie pour comprendre comment les migrations construisent la trajectoire des personnes et comment les personnes se construisent à travers elles. À un moment de notre entretien, Maria souligne que chaque personne formule son récit de vie sur un plan bien spécifique, qui lui est propre. En développant cette piste, il est possible d’envisager que le récit des trajectoires de migrations se composent aussi dans des perspectives ou avec des « attaches » assez différenciées, certaines à partir du travail, d’autres de l’éducation des enfants, d’autres des violences sociales et politiques, d’autres d’une relation amoureuse… Le propos de Maria m’ouvre une piste possible dans la lecture des travaux des artistes, à savoir sur quel plan se sont-ils mis au travail et, conséquemment, sur quel plan ont-ils mis au travail la question de la migration : plutôt la quotidienneté de vie, la présence dans la ville, la relation à l’autre, les liens sentimentaux ou affectifs… De quoi se compose un récit de migration ? À quoi « s’attache » chacune des correspondances ?

Au cours de l’entretien, Maria, fort légitimement, me renvoie la question : « et toi sur quoi travailles-tu ? ». Pour la première fois, depuis mon arrivée à Tarragona, je suis conduit à le préciser. J’évoque ma préoccupation de recherche concernant la rencontre, qui me semble transversale à nombre des expériences qui nous traversent à l’occasion des Correspondances. Je formule l’hypothèse que la rencontre peut être analysée comme un moment fondateur qui dessine en filigrane le devenir d’une relation. Ce moment initial ou inaugural nous « oblige ». Il ne conditionne pas, ni ne détermine mais il nous « oblige » au sens où nous lui sommes redevables – redevables y compris pour s’en émanciper et « repartir sur de nouvelles bases » comme il est souvent de bonne intention de le dire. Pour illustrer mon propos, je raconte à Maria la façon dont nous nous sommes rencontrés avec Nicolas. Nous avions rendez-vous à l’occasion d’une intervention que je menais à Rennes. Nous devions nous voir à l’heure du repas. J’ai complètement oublié notre rendez-vous. Nicolas a réussi à me rattraper en joignant un de mes interlocuteurs au téléphone. Cette scène me reste en mémoire ; je revois le geste de cette personne qui me tend son téléphone, alors que nous étions en voiture pour nous rendre au restaurant. Nicolas me « rattrapera » à l’heure du café. Ce rendez-vous rattrapé signe définitivement notre rencontre et explique très certainement notre capacité conjointe désormais à nous donner rendez-vous. Lorsque j’arrive à cette conclusion, je l’accompagne bien évidemment d’un éclat de rire. Je ne crois pas qu’une image ou un acte fondateur doive dire le vrai. Pourquoi le devrait-il ? Ce qui importe c’est cette portée instauratrice, ce processus de sens qui s’amorce, cette signification qui fait trace. J’inviterai donc les artistes à me décrire ce moment éphémère et pourtant constituant. Le lieu, l’occasion, le ressenti… Quelle image en conserve-t-il ? Quelle signification lui accorde-t-il ?

La journée de samedi a commencé par une virée dans le quartier et se finira aussi de cette façon. En fin de matinée (à comprendre au sens des horaires catalans), nous partons avec Romain et Nicolas ravitailler la maisonnée. Ce sera d’abord le marché, puis le passage incontournable au Bagdad café pour une pause méritée et, sur le chemin du retour, l’arrêt à la grande surface pour l’achat du « lourd ». Le soir, Andrei nous conduira au Chinese Café, un bar à tapas où nous assisterons à la retransmission télévisée d’un match de foot. Avant de rentrer nous ferons le détour attendu par le Bagdad café, où la télévision retransmet… un match de foot, mais un autre, si je m’en tiens à la couleur des maillots. Autant de marche dans une journée m’aura fatigué et, ce matin, je me suis mis bien tard au travail. Ce billet est donc posté en toute fin de journée.

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